Ce sont ces questions que nous avons posées à Marc Houalla, directeur de Paris-Charles de Gaulle et directeur adjoint du Groupe ADP. Fort d’une trentaine d’années d’expérience dans le monde du transport aérien, cet ingénieur de formation a occupé beaucoup de fonctions du secteur : développement de logiciels informatiques pour le contrôle aérien, maintenance des avions, gestion de flottes d’avions, direction de centres de contrôle aérien et d’aéroport ou encore direction de l’École nationale de l’aviation civile (ENAC). À son arrivée dans le Groupe ADP, Marc Houalla a d’abord dirigé l’aéroport Paris-Orly, avant de prendre la tête de celui de Paris-Charles de Gaulle, en février 2018.
EV : Quelles sont les spécificités de l’aéroport Paris-Charles de Gaulle, notamment par rapport à Orly, que vous avez également dirigé ?
MH : L’aéroport Paris-Charles de Gaulle a deux particularités : son important éclatement géographique ainsi que celle d’être un hub. Au titre du hub, nous sommes conduits à coordonner des flux des passagers et des bagages arrivants avec le flux des passagers et des bagages partants, et ceci dans des plages horaires très resserrées.
Qu'est-ce qu'un hub ?
Un hub est une plateforme aéroportuaire de correspondance permettant aux compagnies aériennes de concentrer leurs avions en un point unique. L’aéroport Paris-Charles de Gaulle est le premier hub européen.
Cela nous conduit à avoir une gestion très fine des flux. Un aéroport, c’est un fantastique gestionnaire de flux : nous gérons les flux des véhicules sur la plateforme, les flux d’avions, les flux de passagers et les flux de bagages. En 2019, nous avons accueilli jusqu’à 260 000 passagers dans la journée. Ce que je dis souvent, c’est que j’ai une vie professionnelle assez compliquée de 7 h du matin à 14 h. Et ensuite je commence à souffler, car on a fini de passer toutes les grosses heures de pointes !
EV : Comment pilotez-vous une telle structure au quotidien ?
Avant toute chose, grâce à des collaborateurs impliqués et par la mise en place de procédures de plus en plus fines et au recours croissant à l’analyse des risques encourus. Le point fort de Paris-Charles de Gaulle, c’est sans nul doute sa robustesse opérationnelle. Nos agents sont vraiment engagés dans la sécurité et la sûreté de la plateforme et, de manière générale, dans tout ce qui a trait à l’opérationnel et la qualité du parcours passagers. Vous pouvez toujours compter sur leur aide, ils sont toujours présents quand vous avez besoin d’eux.
Quand on parle de robustesse, ce n’est pas seulement la redondance de l’équipement, c’est surtout la capacité d’analyse et la détermination des événements qui peuvent représenter des risques majeurs dans l’exploitation ainsi que la couverture de ces risques une fois identifiés. Ce travail autour de l’analyse des risques sera d’ailleurs un enjeu majeur dans la mise en place de notre APOC (AirPort Operations Center), qui s’apparente à une tour de contrôle de la gestion aéroportuaire.
Le point fort de Paris-Charles de Gaulle, c’est sans nul doute sa robustesse opérationnelle.
EV : Êtes-vous amené à échanger régulièrement avec votre homologue à Paris-Orly, Justine Coutard ?
MH : Oui, nous nous parlons régulièrement en Comex (Comité exécutif). Nous portons beaucoup d’actions opérationnelles et transverses communes à l’ensemble des aéroports gérés par la Groupe ADP. Les actions opérationnelles communes sont portées par la direction générale des opérations du Groupe, mais nous avons également une gestion transverse des ressources humaines, du développement de l’immobilier ou encore du développement durable.
EV : Comment vivez-vous la crise sanitaire et économique, aussi bien en tant que directeur adjoint du Groupe ADP qu’en tant que directeur de Paris-Charles de Gaulle ?
MH : Ce qui m’a beaucoup marqué, c’est la grande réactivité, le sang-froid et le professionnalisme des personnels de l’aéroport de Paris- Charles de Gaulle, dès les premiers moments de la crise. C’est le propre des gens de l’aviation : ce sont des personnes qui travaillent avec des standards, des normes, et des check-lists notamment en cas de crise. Culturellement, la gestion de la crise fait partie de leur ADN. Alors, cette crise, nous l’avons abordée avec motivation et détermination.
Comme je vous l’indiquais précédemment, nous avons fait preuve de sang-froid dans l’accueil et la gestion des passagers en provenance des zones infectées par le virus, et de réactivité dans la mise en place des doctrines sanitaires de nos passagers et de nos collaborateurs, malgré les changements fréquents de consignes étatiques sur le sujet.
Le propre des gens de l’aviation, c’est que la gestion de la crise fait partie de leur ADN.
Par la suite, nous avons travaillé sur la continuité d’exploitation. On ne s’en souvient pas forcément aujourd’hui, mais, au tout début, le département de l’Oise a été partiellement confiné. Or, un tiers de nos collaborateurs habitent dans l’Oise. Il nous a donc fallu très rapidement bâtir des plans de continuité, en faisant des hypothèses sur le nombre de collaborateurs qui seraient confinés. C’était indispensable pour assurer les missions essentielles que sont l’accueil des passagers, la sécurité sanitaire, la sécurité en général, la sûreté des passagers, ou même fournir de l’eau potable.
Aujourd’hui, nous avons appris à gérer l’imprévisible, en faisant preuve d’agilité et de rapidité. Ça a été la grande leçon de l’année dernière, et nous sommes désormais plus agiles face à la crise. Il y a aussi moins de fluctuations sanitaires gouvernementales, même si nous avons régulièrement des confinements.
Aujourd’hui, nous avons appris à gérer l’imprévisible
EV : Comment vivez-vous la baisse du trafic aérien ?
MH : Même si pendant l’année 2020, nous avons connu des moments où le trafic est un peu reparti, notre trafic est de l’ordre de 30 à 35% de celui de 2019.
Aujourd’hui, on se dit que le trafic repartira, qu’il faut simplement qu’on fasse le dos rond et qu’on essaye de préserver au mieux les intérêts économiques de notre entreprise, en concertation avec la communauté aéroportuaire. Nous devons nous préparer à une reprise de l’activité que l’on l’espère, cette année. La multiplication des tests, l’augmentation des vaccinations combinées avec l’émergence d’un certificat sanitaire permettront aux passagers de voyager sans obligation de quarantaine à l’arrivée dans leur pays de destination ou au retour dans leur pays de provenance.
EV : Que retenez-vous de cette crise ?
MH : Comme je vous l’indiquais, nous avons appris à gérer l’impondérable avec agilité. Mais, au-delà de cette agilité, je retiendrais l’investissement admirable dont ont fait preuve nos collaborateurs pendant cette crise. Je me souviens en particulier du moment où nous avons eu ce qu’on a appelé « les naufragés du transport aérien ».
De nombreuses personnes, originaires de pays qui avaient choisi l’aéroport de Paris-Charles de Gaulle comme hub de rapatriement, sont arrivées sur notre aéroport. Elles étaient en attente de vols très peu nombreux à destination de leur pays et, comme elles n’étaient pas originaires de l’Union européenne, elles ne pouvaient pas sortir de l’aéroport pour aller dans un hôtel de proximité. Elles sont donc restées dans nos terminaux 2, 3 jours, voire une semaine, en attendant l’avion qui allait les rapatrier vers leur pays de destination.
Nos collaborateurs se sont donc retrouvés à devoir fournir une prestation inédite : héberger une centaine de passagers par nuit dans nos terminaux, leur donner à manger, etc. C’est l’inverse de notre travail habituel. Notre objectif, c’est plutôt que nos passagers empruntent rapidement nos infrastructures afin de prendre leur avion.
Face à la détresse de ces passagers, nos collaborateurs se sont investis sans compter pour leur apporter réconfort matériel, mais aussi moral, comme le prouvent les lettres de remerciement de ces mêmes passagers, citant la gentillesse, l’amabilité et le dévouement de nos collaborateurs. J’aurais beaucoup d’anecdotes à vous raconter, ces moments de solidarité ont été très forts.
Vue aérienne du Terminal 2 de Paris-Charles de Gaulle
EV : Comment s’articule votre feuille de route, que l’on imagine très impactée par la crise sanitaire ?
MH : Nous devons nous préparer à la reprise de notre activité. Le Comité exécutif d’ADP a réfléchi aux axes qui devraient sous-tendre notre action et l’on s’est dit que l’on devait être à la fois intelligents, flexibles et « environnementaux ».
L’intelligence, c’est la recherche et la mise en place de nouveaux processus, de manière à délivrer une prestation encore meilleure au profit de nos compagnies aériennes et de nos passagers. Par exemple, comment utiliser le big data ou l’intelligence artificielle pour améliorer nos processus aéroportuaires, opérationnels et fonctionnels.
Être flexibles, c’est adapter nos infrastructures en fonction des fluctuations du trafic, tout en maintenant des prestations de qualité et une attention à nos ressources économiques. Une des difficultés auxquelles nous avons à faire face, c’est l’allongement des files d’attente au départ et à l’arrivée dû à l’allongement des temps de contrôles. Avant, les contrôles à l’enregistrement ou à l’arrivée duraient entre 30 sec à 1 min par passager. Aujourd’hui, du fait des contrôles sanitaires, ils durent 4 à 5 minutes. Le temps d’attente a été multiplié par 4, ce qui conduit à des saturations de certaines infrastructures ou à la création de files d’attente.
Le temps d’enregistrement ou de contrôle à l’arrivée a été multiplié par 4 avec la crise sanitaire
Et puis, nous travaillons le green, c’est-à-dire le verdissement de notre plateforme, avec pour objectif la neutralité carbone de notre activité en 2030 et un principe de zéro émission en 2050 pour l’aéroport de Paris-Charles de Gaulle, et pour le Groupe ADP en général.
Les émissions de CO2 du transport aérien représentent environ 3 % des émissions de CO2 de l’ensemble des activités dans le monde. Les aéroports représentent 3 % de ces 3 %. Les émissions de CO2 représentent donc des petits chiffres, mais, malgré tout, nous souhaitons atteindre la neutralité carbone en 2030. C’est ainsi que nous avons commencé à électrifier nos flottes de véhicules afin de les rendre moins émissives en CO2 . Nous avons multiplié les points de ravitaillement électrique pour que les avions en escale n’utilisent plus leurs moteurs. Nous allons mettre en place des centrales géothermiques pour diminuer nos émissions gazeuses. Enfin, nous travaillons également en coopération avec les autres acteurs du transport aérien, pour atteindre la décarbonation totale de l’activité du transport aérien.
Même si les constructeurs avions prévoient des sauts technologiques pour rendre les appareils moins gourmands en kérosène, même si les compagnies aériennes travaillent sur l’optimisation de leurs opérations pour réduire leur empreinte environnementale. Nous n’arriverons pas à atteindre les objectifs mondiaux du transport aérien sans recourir aux carburants alternatifs durables. C’est pour ça que nous travaillons aujourd’hui avec les pétroliers et les compagnies aériennes sur le développement d’une filière industrielle de carburants alternatifs durables et l’acheminement de ces carburants sur l’aéroport de Paris-Charles de Gaulle.
Dans un premier temps, nous devrons trouver comment acheminer sur nos plateformes aéroportuaires les carburants alternatifs durables de leurs lieux de production. Dans un second temps, quand l’avion hydrogène sera opérationnel, nous devrons mettre en place les structures locales de production d’hydrogène pour l’utiliser dans les avions, mais également dans l’ensemble du système énergétique de la plateforme de Paris-Charles de Gaulle.
EV : Pouvez-vous nous parler des travaux qui ont lieu sur la plateforme de Paris-Charles de Gaulle ?
MH : Un certain nombre de travaux correspondent à des investissements de capacité : le terminal 2B ou le terminal 1 dont nous devons prendre livraison en juin 2021. Concernant le terminal 4, nous avons une commande du gouvernement pour le repenser. Nous sommes donc en train de repenser un projet encore plus vertueux en terme environnemental et avec une responsabilité sociétale accrue.
Nous souhaitons aboutir à un projet qui transforme notre aéroport en un lieu de vie à travers des services de proximité et des modes de transport au service de notre riveraineté. Au sein de ce projet, nos gares routière et ferrées, notre station de métro seront des points nodaux de transports au service de la mobilité de nos riverains.
Nous réfléchissons également aux leviers d’attractivité de notre aéroports pour nos riverains, pas uniquement pour prendre l’avion mais pour profiter de services de proximité. Vous savez, un aéroport, c’est une réserve remarquable de biodiversité. Cela peut être un lieu de vie très agréable. Je me suis ainsi aperçu qu’un certain nombre de personnes choisissent l’aéroport pour venir faire du vélo le samedi et le dimanche, notamment au niveau de la route Sud.
EV : Quelles sont vos relations avec les riverains ?
MH : Nous avons des discussions régulières avec nos riverains à travers la commission consultative de l’environnement. Nous avons donc un certain nombre d’échanges avec nos riverains, par exemple sur la question de la réduction du bruit et des émissions de CO2. Nous allons d’ailleurs bientôt discuter avec eux de la mise place par les services de la navigation aérienne de procédures telles que la descente continue, qui permet à un avion d’atterrir en limitant le bruit.
Au-delà des problématiques environnementales, nous travaillons aussi sur l’accès privilégié à l’emploi sur l’aéroport de Paris-Charles de Gaulle de notre riveraineté à travers la formation.
EV : À quelles conditions considérerez-vous que votre mission, aussi bien au niveau Groupe qu’au niveau de Paris-Charles de Gaulle, sera accomplie ?
Quand j’aurai fini de remplir tous les objectifs des feuilles de route qu’on m’aura donnés !
En fait, nous aurons atteint nos objectifs environnementaux quand l’activité du transport aérien sera voisine du zéro émission, et ça ne sera pas avant 2050. En attendant, nous allons continuer à réduire l’empreinte environnementale de nos avions. Un autre objectif est de transformer l’aéroport de Paris-Charles de Gaulle en un lieu incontournable de vie pour notre riveraineté.
Nous devons à nos passagers et à nos collaborateurs d’améliorer constamment, pour les premiers leur expérience au sein de nos terminaux et, pour les seconds, les conditions de travail. Enfin, n’oublions pas la montée en gamme de la qualité de nos opérations notamment, grâce à l’utilisation de la technologie de l’Intelligence Artificielle et des big data, sans oublier ce qui est également un des socles de notre activité : la sécurité et la sûreté des biens et des personnes.